Macron et la « réforme » des retraites : vers une dérive despotique du régime présidentialiste ?
Le Conseil Constitutionnel (CC) a annoncé qu’il rendrait le 14 avril prochain sa décision concernant la loi de financement rectificative de la sécurité sociale (LFRSS) pour 2023 portant, selon l’intitulé du Gouvernement, « réforme des retraites ». Les commentaires foisonnent dans l’attente de cette décision. Ce texte n’a pas pour objet de prendre position sur ce que devrait être la décision du CC - ce qui n’aurait guère de sens - mais d’apporter un éclairage sur les enjeux de cette décision.
La justice et le droit
Cela a été dit et répété : le CC ne se prononce pas sur le fond de la loi, c’est-à-dire notamment sur le bien-fondé du recul de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans, mais sur la conformité de la loi à la Constitution ainsi qu’à d’autres textes[1]. En d’autres termes, le rôle du CC n’est pas de dire si la loi est juste ou injuste, mais si elle est conforme aux règles de droit définies par la Constitution.
Dans le processus de formation accélérée à la citoyenneté que suscite toujours un mouvement social de grande ampleur, les citoyens qui se sont mobilisés contre ce projet ont désormais bien compris cette distinction majeure entre le fond de la réforme et la forme qu’elle prend d’un point de vue juridique. Et ils en ont déjà tiré une première conclusion : même si le CC n’invalide pas la loi, cela n’enlève rien à son caractère injuste et à la nécessité de continuer à la combattre pour en exiger le retrait.
La décision qui sera rendue par le CC porte donc, en résumé, sur un point de droit. Même si cette question juridique n’est pas la motivation première des citoyens qui combattent cette loi, il est clair que la décision du CC marquera une étape importante dans le mouvement social actuel. Car si cette réforme injuste était entachée d’un vice juridique, cela constituerait à la fois un élément supplémentaire légitimant leur opposition et leur colère et, dans le même temps, un point d’appui potentiel pour en exiger le retrait. Que peut-on dire alors, en droit, de la conformité de la loi à la Constitution ?
En droit, le Conseil Constitutionnel peut annuler l’ensemble de la loi sur les retraites
Les saisines adressées au CC portent sur un grand nombre de points qu’on ne reprendra pas ici. Le point majeur, sur lequel les médias mettent finalement assez peu l’accent, concerne la procédure suivie par le Gouvernement pour faire passer sa loi, à savoir un projet de loi de financement rectificatif de la sécurité sociale (PLFRSS). Ce « véhicule législatif », comme disent les spécialistes, est-il conforme aux règles constitutionnelles ?
L’article 34 de la Constitution apporte une réponse à cette question. Il définit deux grandes catégories de lois :
- Les lois ordinaires, qui peuvent seules modifier les principes fondamentaux du droit ;
- Et les lois de finances qui fixent, pour la sécurité sociale, le montant des recettes et les objectifs de dépenses.
Jusqu’à présent, toutes les lois portant réforme des retraites ont emprunté la voie de lois ordinaires. Et comme le souligne une tribune signée par plus d’une soixantaine d’enseignant.e.s chercheur.e.s en droit social[2], « Il apparaît clairement à tous, y compris au Gouvernement, que l’actuel projet traite des principes fondamentaux du droit des retraites : il modifie l’âge de la retraite, supprime les régimes spéciaux, prévoit des dispositions qui ne seront applicables qu’à partir de 2030, vise à protéger les générations futures… Il n’est pas une simple loi de financement pour 2023. »
En résumé, en choisissant une loi de financement de la sécurité sociale (et non une loi ordinaire) pour faire passer sa réforme des retraites, le gouvernement a emprunté une procédure qui n’est pas conforme aux règles constitutionnelles. En droit, le Conseil Constitutionnel peut donc tout à fait prononcer l’annulation de l’ensemble de la loi. Ce constat n’est réfuté par aucun juriste, pas même par ceux qui discutent l’opportunité d’une telle invalidation globale de la loi[3].
Cette décision aurait bien sûr des conséquences politiques importantes. L’annulation de l’ensemble de la loi aurait en effet un coût politique majeur pour le Gouvernement et, surtout, pour le président. La fiction d’un Gouvernement qui, selon la Constitution, « détermine et conduit la politique de la nation » s’est en effet totalement évanouie ; c’est le président qui concentre aujourd’hui les pouvoirs exécutifs et qui subirait par conséquent de plein fouet le coût politique d’une annulation de la loi. Comme le remarque Pierre Brunet, « tout annuler serait non pas seulement le désavouer juridiquement, mais le discréditer politiquement, voire l’abolir symboliquement[4]. »
Ce constat n’est guère contestable. Mais n’est-ce pas déjà la réalité ? Après presque trois mois d’une gestion totalement chaotique de la « réforme » des retraites, le chef de l’exécutif a clairement perdu tout crédit politique, excepté peut-être auprès de ses affidés les moins déboussolés. Quant à son image symbolique, il suffit de parcourir les manifestations pour voir à quel point elle est dégradée auprès de l’opinion publique. Même lorsqu’il s’exprime à l’étranger, le président de la République doit affronter la réalité de cet effondrement symbolique[5]. Le désaveu juridique que constituerait une décision d’annulation de la loi de la part du Conseil constitutionnel ne ferait par conséquent qu’entériner une situation de fait et accompagner, en quelque sorte, une forme de suicide politique que le président a lui-même organisé au cours de ces derniers mois en se radicalisant dans une obstination insoutenable et un déni majeur de la réalité sociale et politique.
Le Conseil constitutionnel décidera-t-il d’invalider l’ensemble de la loi ? Certains commentateurs pensent que non, pour des motifs qui ne sont pas de nature juridique mais qui relèvent essentiellement de l’opportunité politique. Quelles seraient alors les conséquences de ce scénario alternatif où le Conseil constitutionnel validerait, en tout ou en partie, la loi, notamment en laissant intactes ses dispositions les plus contestées ?
La validation de la loi entérinerait une dérive despotique du régime présidentialiste
Dans la mesure où le CC dispose des arguments juridiques lui permettant d’invalider l’ensemble de la loi, une décision de validation - totale ou partielle – aboutirait ipso facto à valider le coup de force juridique du Gouvernement. Cette décision aurait des conséquences institutionnelles majeures. Comme le souligne la tribune déjà mentionnée, « Tout l’avenir de notre système de protection sociale pourra désormais être soumis à la procédure accélérée de l’article 47-1 et à l’article 49 al. 3 de la Constitution. Il n’y aura plus en la matière de lois normales que par accident, ou par volonté spécialement laxiste de l’exécutif. La réforme de 2008, qui visait à faire de l’article 49 al. 3 une exception, serait ici réduite à un chiffon de papier. »
En d’autres termes, le garde-fou qui avait été posé par la réforme constitutionnelle de 2008 volerait en éclats, ouvrant la porte à un gouvernement autoritaire qui pourrait décider de tout sans l’aval de la représentation nationale.
Contrairement à ce qu’écrivent certains commentateurs, la décision du CC ne consiste pas à choisir entre une vision présidentialiste ou une vision parlementariste de la Constitution. Même avec la réforme constitutionnelle de 2008, les textes continuent d’offrir au chef de l’exécutif des pouvoirs incomparablement plus forts que ceux dont disposent ses homologues, au moins dans les pays généralement considérés comme démocratiques. En l’état, notre Constitution est et restera une Constitution très fortement présidentialiste.
Ce qui est en jeu dans la décision du CC, ce n’est donc pas cette conception incontestablement présidentialiste de la Constitution, mais le fait d’entériner (ou non) une dérive despotique de ce régime présidentialiste, un régime où le président serait désormais libre de s’affranchir de son rôle d’arbitre pour affirmer, par ses décisions arbitraires et autoritaires, son despotisme.
On emploie ici à dessein le terme de despotisme et non celui de dictature. Car les mots ont un sens. On entend en effet les amalgames trompeurs que tentent de diffuser les partisans du président en présentant ceux qui font valoir le droit et la nécessité de le respecter comme des opposants qui considéreraient que le régime actuel serait une dictature, si l’on entend par là un régime autoritaire où le pouvoir aurait été conquis par la force. Le président Macron ne cesse lui-même de le répéter et c’est d’ailleurs son seul et ultime argument : il a été élu sans contrainte, du moins sans contrainte physique. Personne ne le conteste : nous ne sommes pas en dictature. Cependant, c’est bien la posture du despote que le président emprunte lorsqu’il annone que sa réforme est « raisonnable », « nécessaire », alors que l’immense majorité de la population lui clame le contraire. Sa loi est incontestablement marquée du sceau de l’arbitraire et de l’autoritarisme.
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Quelle que soit la décision que rendra le Conseil constitutionnel le 14 avril prochain, elle produira des effets majeurs sur le fonctionnement de nos institutions et sur la vie politique de notre pays. La portée de cette décision est, en tout état de cause, sans commune mesure avec celle qui pourrait résulter de son avis concernant la possibilité d’organiser un référendum d’initiative partagée (RIP). Ce dernier n’offre en effet qu’une soupape dérisoire face à un pouvoir qui s’enfermerait dans l’autoritarisme et l’arbitraire.
[1] La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le préambule de la Constitution de 1946, la charte de l’environnement, notamment.
[2] https://retraitesinconstitutionnelles.wordpress.com/2023/04/04/les-habits-inconstitutionnels-dune-reforme/
[3] Pierre Brunet, « Annuler la loi sur les retraites serait désavouer le président juridiquement », Le Monde
Idées, vendredi 7 avril 2023.
[4] Ibid.
[5] Comme le montre clairement le « chahut » organisé par des manifestants lors de l’intervention d’E. Macron aux Pays-Bas le 11 avril dernier.