Ces « intellectuels » qui dérapent
Depuis deux semaines, on cherche des poux dans la tête de Siné. La « polémique », comme disent les médias, enfle. Et pourtant, sur ce coup, tout apparaît cousu de fil blanc. Alors quand des « intellectuels » se croient permis de faire la leçon de morale, forcément, ça énerve. D’où cet article.
Ces « intellectuels » qui dérapent
Voilà des « intellectuels » (c’est ainsi que l’entête du billet publié par Le Monde du 1er août(1)dernier qualifie par exemple Dominique Voynet, Alexandre Adler, BHL, Jean-Claude Gayssot,…au total une vingtaine de « personnalités ») qui viennent nous expliquer, en substance, que cela fait longtemps que Siné aurait du être viré. Leur phrase de conclusion affirme en effet sans détour que « le seul tort de Philippe Val aura été de ne plus supporter ce qui, en réalité, n’était plus supportable depuis longtemps ». Partant du bon vieux principe selon lequel peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse, la décision infondée de Philippe Val de licencier Siné serait donc une sorte d’acte salutaire (pour l’humanité ?). Une fois de plus, « une fois de trop écrivent les signataires, Siné venait de franchir la barrière qui sépare l’humour de l’insulte et la caricature de la haine ».
Il est ahurissant de lire de tels propos sous la plume (?) d’éminents juristes, comme Robert Badinter. Ce qui est ahurissant, ce n’est pas le jugement que portent ces intellectuels sur le sens de l’humour et de la caricature de Siné. Car la question n’est pas de savoir si l’on aime ou pas Siné. Chacun peut avoir le droit d’exécrer les autres, certains autres, pour des motifs généraux ou plus intimes. Pour des rancoeurs diverses accumulées au fil du temps. Tout cela est du ressort du privé. Ce qui est ahurissant, c’est la caution qu’ils apportent à Philippe Val dans sa décision de licencier Siné. Car ne pas apprécier l’humour de quelqu’un n’a jamais donné le droit à un patron de licencier un collaborateur, encore moins sous des motifs fallacieux. C’est bien là le fond de l’affaire.
Toute est parti d’une diffamation, d’une chronique qui a qualifié les propos de Siné « d’antisémite »(2). Et c’est en abusant de ce prétexte fallacieux que Val a licencié le dessinateur. La question est donc de savoir si un directeur de journal a le droit de licencier un collaborateur sous un motif fallacieux et infâmant. C’est bien cette question qu’il faut aborder si l’on veut se parer du manteau blanc de la pureté et de l’ordre moral affrontant courageusement la vulgarité dégoulinante de l’anarchie contestataire. Or, sur le fond de cette affaire, il n’y a rien dans cet article. Parce qu’il ne peut, tout simplement, rien y avoir.
Le texte de ces intellectuels, évoquant la chronique de Siné, rappelle « cette fameuse phrase sur la prétendue conversion de Jean Sarkozy au judaïsme ». Ils oublient de mentionner que cette prétendue conversion a été évoquée, avant Siné, par le président de la LICRA, Patrick Gaubert, dans un article publié par Libération. Ils n’en parlent pas car ce serait avouer que l’évocation de cette « prétendue conversion » n’est pas un problème ; ou alors que le président de la LICRA tient des propos aussi condamnables que ceux de Siné.
Le texte de Siné serait antisémite ? C’est probablement ce que ces intellectuels veulent laisser entendre (sinon pourquoi une citation tronquée ?) lorsqu’ils retraduisent ainsi les propos de Siné :« cette fameuse phrase sur la prétendue conversion de Jean Sarkozy au judaïsme afin d’épouser sa ‘fiancée juive’, cela étant supposé lui permettre de ‘faire du chemin dans la vie ». Il faut donc comprendre qu’il est toujours critiquable d’employer dans le même paragraphe les expressions « fiancée juive » et « faire du chemin dans la vie » ? Il est évident que c’est le contexte qui, seul, permet de trancher cette question.
La réponse est définitivement non : le texte de Siné n’est pas antisémite. Il suffit de le lire dans son intégralité. Daniel Schneidermann le reconnaît très simplement et fort justement. « Quand Siné prête un comportement intéressé à quelqu'un (Jean Sarkozy) qui n'est, par définition, pas juif, puisqu'il est présenté comme prêt à se convertir, il est évident qu'il n'associe pas comportement intéressé et judaïsme. Donc, mon intuition m'a trompé. J'ai lu les phrases trop vite. OK. Ici et solennellement, je dédouane ces phrases de Siné du reproche d'antisémitisme ». Le texte de Siné n’est donc pas antisémite ; il est en revanche, de façon évidente, antisarkozyste, anti-arriviste, anti-opportuniste,….
Siné aurait refusé de faire des excuses ? Ce n’est pas exact, comme le rappelle Edwy Plenel dans un article consacré à cette question sur le site de Mediapart(3). En outre, si Philippe Val pense véritablement que ce texte de Siné était critiquable, c’est aussi le directeur de la publication du journal - en l’occurrence un certain Philippe Val - qui aurait du présenter ses excuses pour avoir laissé paraître ce texte. C’est lui qui est le premier responsable du contenu publié dans son journal. Philippe Val ne lit donc pas, apparemment, les chroniques de Siné avant qu’elles ne paraissent(4) ? Ou alors il a fallu qu’il écoute la chronique d’un journaliste du Nouvel Obs pour réaliser son erreur ? Dans tous les cas, il porte la première responsabilité de cette erreur, s’il y a en a une. Siné serait critiquable de ne pas avoir fait d’excuses ? Mais où sont les excuses de Philippe Val ? S’il n’y en a pas, c’est qu’il n’y a pas d’excuses à demander, non ?
Pas de propagation de fausse rumeur, pas de propos antisémite, pas de refus d’excuse, pas d’excuse nécessaire: alors que reste-t-il ? Il reste un directeur de la publication qui aurait fait une erreur et licencie, à ce motif, un de ses collaborateurs. Il reste une « affaire » montée de toutes pièces pour discréditer aux yeux de l’opinion publique un dessinateur en l’affublant du qualificatif infamant d’antisémite. La méthode est éprouvée : calomniez, il en restera toujours quelque chose. C’est un procédé inqualifiable, indigne, écoeurant. Quelle que soit l’opinion que l’on puisse porter sur la personne qui en est victime. C’est un procédé auquel les intellectuels signataires de l’article du Monde apportent leur caution.
Dès le début de l’article, ces intellectuels fondent l’essentiel de leur propos sur une liste de citations anciennes de Siné en omettant, évidemment, de rappeler les circonstances et, aussi, les autocritiques formulées par Siné lors de chacun de ces épisodes(5). Siné a sans doute commis des « dérapages » - pour reprendre le vocabulaire de nos intellectuels - dans sa carrière ; il a eu le courage de les reconnaître. En réalité, en reprenant ces citations d’une autre époque, ces intellectuels disent tout haut ce que Philippe Val n’a pas le courage de dire, soit en substance, quelque chose comme : Siné nous emmerde depuis trop longtemps, il était temps de s’en débarrasser (pardon pour ce langage direct de non intellectuel).
Le problème est que, dans l’article incriminé de Siné publié récemment par Charlie hebdo, il n’y a rien de critiquable. On peut, certes, penser que ce texte est de mauvais goût. Mais cela ne fait pas un motif de licenciement, surtout quand on connaît l’histoire de Charlie Hebdo.. On peut aussi avoir envie, pour d’autres raisons, de ne plus voir Siné écrire dans Charlie Hebdo (c’est sans doute l’espoir de Philippe Val avec cette cabale contre son dessinateur). Le plus simple serait d’avoir le courage et la franchise de le dire calmement, ouvertement, sans prendre de faux prétextes. Il est indigne et lâche d’affubler faussement Siné du qualificatif d’antisémite pour masquer ce manque de franchise. Il est encore plus condamnable de laisser soupçonner de telles calomnies à travers des formules elliptiques et des citations tronquées, comme le font nos intellectuels. Le racisme et l’antisémitisme se sont toujours nourris de ces amalgames sournois, de ces sous-entendus, de ces connivences obscures. Prétendre combattre ces fléaux en employant des procédés analogues est un mensonge. C’est, pour le coup, un fameux « dérapage ». Qui parmi nos « intellectuels » sera le plus prompt à le dénoncer ?
(1)« Pour Philippe Val, "Charlie Hebdo" et quelques principes », Le Monde, 1er août 2008.
(2) L’article est signé Claude Askolovitch. http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2280/articles/a379855-.html
(3) Voir l’article consacré par Edwy Plenel à cette question sur le site de Mediapart (L'affaire «Charlie Hebdo» ou la caricature de l'époque).
(4) De même que Philippe Val ne s’est sans doute posé aucune question avant de laisser paraître les si controversées caricatures de Mahomet ?
(5) D'autres journalistes, heureusement, sont plus scrupuleux et complets dans leur récit des faits comme Philippe Cohen dans Marianne..