L’emploi, priorité « absolue » ?
A l’initiative du mensuel Alternatives économiques, une pétition a été lancée le 13 mars dernier pour demander « d’abroger sans délai les mesures défiscalisant les heures supplémentaires et les exonérant de cotisations sociales ». Cette mesure devait concrétiser un des slogans de la campagne présidentielle de 2007: « Travailler plus pour gagner plus ». Dans un contexte où plusieurs millions de personnes étaient au chômage ou en sous-emploi, c’était non seulement une provocation, mais aussi une véritable supercherie.
D’après les derniers chiffres de l’Insee, on a enregistré 325 000 personnes de plus au chômage ou en sous-emploi au dernier trimestre 2008. La crise accentue les problèmes d’emploi mais ne change pas fondamentalement la donne. Encourager le développement des heures supplémentaires reste, dans ce contexte, un véritable non sens économique et social. Il ne fallait pas prendre cette mesure et il faut certainement l’abroger. Alors, pourquoi peut-on éprouver des réticences à signer cet appel ? Plusieurs raisons peuvent y pousser.
Premièrement, le texte de l’appel apporte incontestablement de l’eau au moulin du gouvernement en entérinant l’idée que cette mesure aurait effectivement permis d’accroître le nombre d’heures supplémentaires. Cette idée est pourtant plus que controversée. Dans le rapport d’évaluation remis au Parlement fin 2008, on a dénombré environ 750 millions d’heures supplémentaires en 2008, d’après les statistiques de l’ACOSS (organisme auprès duquel les entreprises doivent désormais déclarer le nombre d’heures supplémentaires pour bénéficier des aides de l’Etat). Dans son dernier bilan rendu public en février 2009, l’ACOSS a revu son estimation à la baisse et chiffre désormais le nombre d’heures supplémentaires à 725 millions en 2008. De leur côté, dans le même rapport au Parlement, les experts du ministère du travail avaient estimé le nombre d’heures supplémentaires à 730 millions pour l’année 2007 (hors effet des mesures de la loi TEPA concernant ces heures sup). Bref, contrairement à ce que le gouvernement s’est échiné à faire croire, le nombre d’heures sup n’a pas augmenté après les mesures d’incitation mises en place fin 2007. Pourtant, d’après le texte de la pétition, le nombre d’heures supplémentaires aurait augmenté entre fin 2007 et fin 2008 et représenterait l’équivalent de 90 000 emplois supplémentaires. Voilà un satisfecit qui va sans doute réjouir Christine Lagarde.
Deuxièmement, cette mesure a surtout constitué un énorme effet d’aubaine pour les entreprises qui avaient déjà massivement recours à ces pratiques. C’est là le plus gros scandale. Le texte fait l’impasse sur ce phénomène et c’est bien dommage. La hausse supposée du nombre d’heures supplémentaires est l’arbre qui cache la forêt.
Enfin, surtout, était-il vraiment opportun de lancer cet appel à la veille de la seconde journée unitaire d’action qui a été encore plus massive que celle du mois de janvier ? On peut sérieusement en douter. Après la manifestation du 28 janvier dernier, Nicolas Sarkozy avait convoqué un « sommet » social pour tenter de désamorcer un mouvement d’une profondeur sans doute inégalée depuis plusieurs décennies. Ce sommet avait accouché de mesurettes dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elles sont notoirement insuffisantes, non seulement pour soutenir l’activité économique, mais aussi pour répondre au déficit structurel de pouvoir d’achat des salariés. Quelques chiffres. Selon l’Insee, le revenu salarial moyen (le total des salaires perçus en moyenne par un salarié durant l’année) a stagné, en pouvoir d’achat, depuis 1978. Sur la même période, les revenus de la propriété (loyers, dividendes, intérêts,…) se sont envolés. Ils représentent aujourd’hui plus de la moitié de la masse totale des salaires nets perçus par les ménages : c’était moins de 25% en 1978. La part des loyers dans les revenus des ménages locataires a doublé depuis 1978 : on n’avait jamais observé un phénomène d’une telle ampleur, ni d’une telle durée, depuis 50 ans. Dans la crise actuelle, l’urgence est dans une meilleure répartition des richesses et des revenus. Comme le souligne Michel Aglietta dans les colonnes du mensuel initiateur de la pétition, cette crise est celle d’un modèle social inégalitaire.
Cet appel n’apporte pas de réponse à cette question. Il risque, au contraire, de cristalliser le débat sur la seule question des heures supplémentaires au nom de la priorité « absolue », selon le texte, qu’il faudrait accorder à l’emploi. C’est là que le bât blesse. Car c’est précisément au nom de cette priorité que les politiques publiques ont poussé au laminage des salaires depuis 30 ans. Il est plus que jamais nécessaire de tenir les deux bouts de la chaîne : emploi et salaires. L’encouragement des heures supplémentaires n’est certainement pas une réponse à la question du pouvoir d’achat. Sa suppression nécessaire n’y apportera pas, non plus, de réponse. Elle risque simplement d’offrir, après les atermoiements d’usage et les compromis inévitables, une porte de sortie à un pouvoir aujourd’hui aux abois. Est-ce vraiment cela dont ont aujourd’hui besoin les salariés ?
Le texte au format word: Heures_Sup-blog-.doc